Quand on oublie de prendre soin de nous
Expériences du Village de la Loire, collectif militant contre un aménagement routier controversé et destructeur, Mardié, Loiret (France) - 2019
Préambule
Ce texte a pour objectif de restituer des points d'erreur saillants dans la gestion d'un collectif de lutte. Il n'a en aucun cas vocation à minimiser les réussites réelles qui ont pu émerger des actions du collectifs et les moments de bonheur qu'il a permis. Il me semblait néanmoins important de proposer un contre-récit, qui est généralement celui qu'on ne voit pas, et qui porte des enseignements lourds de sens.
D'où on parle ?
Le Village de Loire est né de l'impulsion d'un petit groupe qui, contacté par des locaux exténués, en lutte depuis plus de vingt ans contre la construction d'un nouveau pont sur la Loire, a organisé un camp pour une semaine, en août 2019. L'idée était de proposer une semaine festive, colorée d'activités et de rencontres, en auto-gestion, dans l'objectif de construire un groupe qui souhaiterait rejoindre et poursuivre la lutte auprès des locaux - un nouveau souffle en somme, avec des modes opératoires différents et une dynamique collective. Les locaux plaçaient leurs espoirs dans cette relève de sang neuf, et la jeunesse de ce nouvel élan.
L'émulsion a pris, et cette semaine de camp s'est transformée en un temps beaucoup plus long de vie collective et de temps partagé d'Assemblées Générales fréquentes, d'actions qui ont eu lieu dans l'espace public et sur les internets, de commissions de travail qui se partageaient juridique, communication, stratégie de protection et de surveillance des bois menacés de coupe, élaboration de contenus argumentatifs et didactiques (sur la faune et la flore ligérienne, l'impact du trafic routier, les alternatives de mobilités écologiques, etc - voir https://levillagedelaloire.frama.wiki/)
Ce projet de construction de pont, et de la déviation routière qu'il implique, est engagé par le département du Loiret. Notre adversaire est institutionnel et semble tout puissant.
Le poids de l'espoir des autres
Le projet initial remonte au début des années 90 et la lutte était fédérée par un regroupement d'associations locales, La Loire Vivra, dans lequel l'association Mardiéval occupait (et occupe encore) une place prépondérante, menée par un leader qui n'est autre qu'un des propriétaires de la zone de bois à exproprier.
A la formation du collectif, pendant et après la semaine festive, nous avons ressenti la chaleur des locaux : nous représentions leur espoir pour l'avenir de la lutte. Ce sentiment a tout d'abord entretenu un climat de proximité et a permis la création de liens personnels plus forts. Nous étions parfois chouchouté·es par elleux. Néanmoins, porter les espoirs d'autres personnes peut être lourd et contraignant : on peut avoir l'impression de ne plus avoir le choix, d'être contraint·e de lutter, à une fréquence soutenue ; d'avoir peur de décevoir et donc dépasser les limites que l'on se fixe personnellement face à son engagement.
Ces sentiments peuvent alors avoir une portée tout à fait négative : désengagement, appréhensions, épuisement.
Fatiguer tout le monde
Nos AG, très fréquentes, duraient plusieurs heures et étaient donc épuisantes.
Nous avons mis en place dès le début des systèmes de gestion de réunion pour permettre à chacun·e de s'exprimer, à faire tourner la parole entre nous. Très vite, des personnes ont occupé une place plus grande : prise de parole à rallonge, intervention entre chaque prise de parole, répétitions et allongement du temps des réunions. Nous avons eu du mal à réagir rapidement face à ces comportements, ce qui a eu pour conséquence d'affirmer des positions surplombantes de certaines personnes et de les conserver dans le temps.
Le modèle des AG à rallonge est épuisant pour les personnes et ne convient pas à remplir nos objectifs. Il est attendu d'une AG : 1. une transmission des informations à l'ensemble du groupe, 2. des prises de décisions collectives. Je rajouterai qu'il serait nécessaire que l'AG propose également un temps convivial et/ou d'expression libre, qui contribuerait à : accueillir les personnes nouvellement arrivées, mettre à l'aise l'ensemble des participant·es, consolider les liens entre les personnes du collectif et à partager ses émotions et ressentis au fil de la lutte.
Pourtant, nous planifiions ces réunions avec un ordre du jour, auquel nous tentions de fixer des limites-temps, mais le système nous dépassait sans cesse. S'étalant de 3 à 4 heures, ces AG étaient en réalité des gouffres où les points a priori rapides, peu urgents et peu préoccupants, provoquaient des débâcles de plus d'une demie-heure (ex. "est-ce que je crée une liste mail pour la coordination ?"). Se terminant tard le soir, il était dès lors impossible de rester pour passer un moment convivial et chacun·e retournait vite chez soi. Peut-être le plus gros défaut que nous avons constaté, est que les personnes n'étaient pas suffisamment invitées à prendre la parole de façon concise, et certaines interventions, parfois hors de propos, s'étalaient dans le temps -faute, à mon avis, d'un système de signes ou de consignes claires qui aurait permis de clôturer ou de reporter ces interventions, sans toutefois être violente.
Être des super-héro·ïnes
La lutte contre un adversaire institutionnel (le Département) est délicate car nos forces ne sont pas égales.
Nous avons adopté une posture héroïque qui propageait le mensonge de notre puissance infaillible, d'égale à égale avec cet adversaire. Nous y détenions la Vérité, nous avons élaboré des stratégies sans tenir compte de nos propres forces (ex. défendre une forêt par notre présence lorsque nous sommes une trentaine d'actif·ves). Nos discours et nos communications ne laissaient jamais transparaître la fragilité de notre collectif et de notre lutte, pourtant évidente (une cinquantaine de citoyen·nes pèsent peu face à un Conseil Départemental et son cortège de forces symboliques et réelles) : il était important de nous montrer sous notre meilleur jour, d'enjoliver cette vision, de toujours paraître nombreux·ses et uni·es.
Cette posture nous accompagnait dans nos communications (médias, web) où nous utilisions le vocabulaire guerrier et combattif. Nous savons aujourd'hui que, s'il est capable de fédérer certaines personnes, ce champ lexical et la ponctuation qui l'accompagne peuvent rebuter de façon plus importante. Ce n'est pas un choix de formulation qui accueille ni invite, il ne promeut pas la bienveillance et crée un visage de lutte frontal qui renvoie finalement à tout ce que nous cherchons à combattre : un modèle colonisateur et compétitif.
Il nous semble aujourd'hui que nous ne pouvons, ni ne devons lutter avec les mêmes armes que notre ennemi ; or cet imaginaire guerrier prêt-à-en-découdre et infatigable est un mensonge qui caricature la lutte et gomme le modèle politique et philosophique de société que nous invitons à découvrir et qui guide nos actions. Tout d'abord, il n'est pas le reflet des personnes qui composent la lutte. Ensuite, il apparaît comme violent et vindicatif aux curieux ou aux personnes à convaincre (ce qui est un frein conséquent à l'adhésion de l'opinion publique). Enfin, il enferme les militant·es ils·elles mêmes dans un modèle où les doutes, les peurs et les appréhensions sont tues, ce qui nuit au respect des personnes et à la structure même du collectif : injonctions à refouler sa tristesse, passage sous silence de la fatigue et de l'épuisement des membres du collectif, inhibition des émotions et sentiments "qui pourraient nuire à la lutte", départ des personnes... le collectif a diminué de moitié.
Lae meilleur·e militant·e
Ce type de discours est extrêmement répandu dans les luttes, or il contribue à alimenter un mythe persistant mais stupide : on juge la valeur du·de la militant·e au nombre de force, d'épuisement et de souffrance qu'il·elle donne à la lutte ou que la lutte lui fait subir.
On entend souvent que les militants "vont jusqu'au bout", ne s'arrêtent jamais, donnent tout, sont extrémistes. Pourtant, parmi tous les militants qui constituaient notre collectif, il y avait, certes, des jeunes capables de beaucoup et qui ne comptaient pas, mais il y avait aussi des retraités, des personnes malades, des personnes qui n'étaient pas là très souvent, des personnes qui étaient essentiellement actives sur l'écriture du mémoire juridique, d'autres qui contribuaient de temps en temps à une affiche ou un post sur les réseaux sociaux, celles qui n'étaient là que ponctuellement, d'autres qui ne venaient que participer aux actions... Il semble ridicule de chercher à faire le tri dans les militant·es, avec d'un côtés celleux qui seraient "les vrai·es" et "les autres".
De la même façon, il nous paraît idiot de trier celleux qui avaient fait le choix de dormir sur place et qui consacraient tout leur temps à la lutte, et les autres qui y agissaient en parallèle de leur travail, de leur vie familiale... Cet "élitisme" de la lutte est lui aussi issu d'un mode de conception du monde binaire et absurde, que nous nous efforçons de combattre.
Assumer nos faiblesses
Défendre un modèle de compassion, de bienveillance et d'attention aux autres et à son environnement, devrait implicitement s'exprimer dans le fonctionnement du collectif qui prône ces valeurs. Laisser la place à l'expression de ses doutes, de ses peurs, laisser couler ses larmes et les partager à plusieurs après une fatigue intense ou un événement difficile, devrait être normal. De la même façon que nous partageons notre enthousiasme, nos joies et nos victoires.
Nos faiblesses sont grandes, et c'est une erreur que de chercher à les cacher. Nous avons le droit d'être faibles, de se sentir faibles, cela ne nous empêche pas d'essayer. Reconnaître ses faiblesses n'est pas un frein, mais au contraire un constat réaliste de sa situation, qui amène à une prise de recul et l'élaboration de stratégies adaptées (pour le collectif et pour la lutte).
Sous prétexte d'une image publique à défendre, nous avons fait l'erreur de ne pas reconnaître nos faiblesses. Aujourd'hui, nous nous demandons si reconnaître publiquement ses faiblesses et ses erreurs, face à un adversaire qui ne le fait jamais (je parle toujours du Département), n'aurait pas davantage eu un effet positif sur l'adhésion du public à notre cause.
On n'a pas le temps, y a urgence !
La bataille que nous avons menée, qu'elle se passe sur le terrain des médias ou dans les bois eux-mêmes, est un maillage d'actions et de réponses, qui se déroule parfois à une vitesse frénétique. Le temps semble souvent manquer pour répondre à tel chantier qui commence, ou à tel article publié. Les militant·es ne comptent plus leurs heures et l'épuisement est fréquents (avec les crises de nerfs et/ou de larmes auxquelles il aboutit souvent).
Nous avons eu tort de croire qu'évoquer notre bien-être était une question secondaire. Lors de nos réunions ou de nos AG, nous répondions à des urgences qui se profilaient, sans jamais se donner le temps de remettre en question cette urgence. Il fallait toujours aller vite. Si vite, qu'il était devenu impensable de parler de notre état. Rien n'était plus important que la lutte et nos réponses face aux attaques de l'adversaire. A ce rythme, le collectif s'amenuise comme peau de chagrin.
Questionner la façon dont nous nous sentons et ce que nous éprouvons n'est pas une question secondaire, mais la base qui soutient toute action et toute réflexion. Tant que nous ferons passer cette question au second plan, nous ne pourrons maintenir le collectif et être efficace dans ce que nous entreprenons. C'est également pourquoi débriefer après chaque action est essentiel : recenser la façon dont chacun·e a vécu l'événement mène à transformer nos manières d'agir pour s'améliorer collectivement.
Dès lors, il semble essentiel d'aménager des temps dévolus à ce partage : c'est une façon de prendre la température globale et de réajuster nos stratégies à la lumière de cet éclairage. En plus, cela offre un temps de "pause" dans les réflexions et actions stratégiques et consolide les liens qui se tissent plus étroitement et durablement entre les personnes du collectif.
Reproduction des oppressions à l'intérieur du collectif
J'ai subi des humiliations sexistes de la part d'un camarade de lutte. Ce dernier avait une attitude que nous étions la plupart à contester : posture omniprésente, autoritaire, de "chef", prises de paroles incessantes, revendication de son rôle essentiel à la lutte, suggestions d'idées et d'actions continuelles mais absence de leur mise en pratique, etc. A quelques uns, nous avons plusieurs fois essayé de lui parler de son attitude afin de la changer. Peine perdue, j'ai été congratulée d'un mail incendiaire, humiliant et sexiste.
Ma première intention était de dévoiler le contenu dudit mail à l'ensemble du collectif : "regardez ce qu'il se passe, afin que nous y trouvions une solution ensemble". Mes ami·es m'ont finalement convaincue de le garder pour moi afin qu'on trouve une solution "entre nous". Cette erreur a eu des répercutions dramatiques : le manque de communication et d'information à l'ensemble du collectif a créé un phénomène de scission du groupe, entre avertis et non-avertis, alimentant une situation de non-dits qui émergeaient de façon fugitive par de courtes allusions en AG. Conscients d'un malaise, les membres du collectif "non-avertis" on présupposés de la situation, ce qui a alimenté des erreurs de jugement et de fausses impressions sur d'autres membres du collectif.
La situation a tout d'abord été particulièrement pénible pour moi, victime de cette situation qui devait me comporter comme si rien ne s'était passé. Elle a aussi été problématique pour mes proches qui ont alimenté une colère à l'encontre de cette personne, si présente dans le groupe. Enfin, elle a nuit à l'ensemble du collectif par ricochets et incompréhensions.
A ce stade, le collectif s'était réduit à une poignée. Après avoir mis en pause quelques temps mon investissement au sein de la lutte, je retourne à une AG pour discuter d'un point précis dont j'avais la charge. Quand je le vois, je souhaite de suite partir. Je rassemble mes forces, difficilement, pour parler, mais c'est au-dessus de mes forces. Je m'excuse auprès des autres, leur explique que "dans ces conditions, je ne peux pas". Mais ce n'est pas assez explicite. Je sors, deux me courent après ; on me dit : "La lutte est plus importante que ça !"
Non, la lutte n'est pas plus importante que ça, et si le collectif ne le comprend pas, c'est qu'il est corrompu.
Parler d'oppressions de genre, de violence, n'a servi à rien. Le collectif a décliné. Aujourd'hui, la lutte continue sous l'impulsion verticale de 3 personnes (qui ont provoqué ou consenti à ces violences). En 2019, nous étions une cinquantaine.cinquantaine foisonnante et prolifique.