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Atelier d'écriture SF féministe

Animé par Ketty Steward, autrice.

Il s’agira, après une discussion sur ce qu’est la science-fiction, ce qu’elle permet et la place qu’elle laisse aux femmes et à tous celleux qui ne sont pas des hommes blancs valides cis et hétéros, de démonter ensemble un texte de SF de l’âge d’or (années 50) et de le remonter en introduisant des problématiques associées au quotidien des femmes, dans ce temps-là et encore aujourd’hui.

Atelier d'écriture à partir du texte suivant :

UN MAUVAIS JOUR POUR LES VENTES – Fritz Leiber


Le propre d’une machine efficace, c’est de remplir, quoiqu’il arrive, sa fonction. D’être par exemple, comme Robie, le vendeur polyvalent, acharné, courtois, impossible à décourager, suprêmement adaptable à la personnalité du client, un rouage idéal de la machinerie plus vaste et plus complexe de la société. Mais qu’arrive-t-il quand c’est cette grande machine sociale qui se détraque ? Quand le ciel s’embrase et que les clients s’évanouissent ? Il en faut plus pour désarmer Robie…

Les grandes portes métalliques de l’immeuble s’ouvrirent avec un bruit pneumatique. Robie sortit et glissa vers Times Square. Une fille haute de quinze mètres s’habillait sur un panneau publicitaire. En lettres géantes, une bande lumineuse donnait les dernières nouvelles de la Trêve Ardente. La foule détourna les yeux et se pressa pour voir Robie.

Car Robie était encore une nouveauté – et une nouveauté amusante. Pendant un certain temps encore, il aurait la vedette. Mais il n’en était pas plus fier pour cela. Il n’éprouvait pas davantage d’émotions que la géante de plastique rose qui s’habillait et se déshabillait sans fin, qu’il y eût foule ou que la rue fût déserte, et dont les yeux bleus mécaniques ne cillaient jamais. Elle attirait la clientèle mais lui, Robie, allait la chercher.

Robie représentait en effet l’aboutissement logique des progrès réalisés dans le domaine des distributeurs automatiques. Tous les modèles antérieurs demeuraient immobiles et se contentaient de fournir impassiblement de la marchandise en échange de pièces de monnaie, tandis que Robie partait à la recherche des clients. Il était le prototype d’une série de robots-vendeurs que comptait fabriquer la Compagnie Shuler, à la condition que le public achetât suffisamment d’actions pour fournir à la Compagnie le capital indispensable pour passer à la production en série.

La publicité que faisait Robie stimulait activement les placements. C’était amusant de connaître ses exploits par la télévision ou par les journaux, mais c’était beaucoup plus drôle d’avoir affaire directement à lui. Ceux à qui cela arrivait achetaient généralement de une à cinq cents actions, s’ils avaient de l’argent et s’ils étaient assez perspicaces pour se rendre compte qu’un jour ou l’autre on rencontrerait des robots-vendeurs dans toutes les rues et sur toutes les routes du pays.

Robie scruta la foule au radar, s’aperçut qu’elle formait autour de lui une masse compacte et s’immobilisa. Capable, grâce à son programme, de choisir le moment favorable, il attendait, pour parler, que la tension et la curiosité de cette foule eussent atteint le niveau requis.

« Dis, maman, il n’a pas du tout l’air d’un robot, fit un enfant. On dirait une tortue. »

La comparaison était assez exacte. La partie inférieure du corps de Robie était constituée par un hémisphère de métal bordé de caoutchouc mousse, qui ne touchait pas tout à fait le trottoir. La partie supérieure était une boîte de métal percée de trous sombres. La boîte pouvait pivoter et s’incliner. On eût dit une robe à crinoline en métal chromé, surmontée d’une tourelle.

« Ça me rappelle un peu trop les parachars Little Joe », marmonna un cul-de-jatte, vétéran de la guerre de Perse, en se sauvant sur des roulettes assez semblables à celles de Robie.

Son départ permit aux spectateurs qui connaissaient déjà Robie de lui ménager une allée dans la foule. Il se dirigea droit vers la brèche. La foule poussa des cris de joie. Robie glissait lentement, s’écartant adroitement chaque fois qu’il approchait un peu trop de chevilles gainées de skylon ou de pieds chaussés de socassins. Le bourrelet de caoutchouc, au bas de sa jupe, ne constituait qu’une protection supplémentaire.

Le petit garçon qui avait comparé Robie à une tortue alla se planter au milieu du passage, un sourire malicieux aux lèvres.

Robie s’arrêta à deux pas de lui. La tourelle s’inclina. La foule fit silence.

« Salut, mon enfant », dit Robie d’une voix aussi sucrée que celle d’une vedette de la télévision. C’était d’ailleurs un enregistrement de l’une d’elles.

Le petit garçon cessa de sourire.

« Salut, murmura-t-il.

— Quel âge as-tu ? demanda Robie.

— Neuf ans… Non, huit.

— Très bien, très bien », fit Robie.

Un bras de métal jaillit de son cou et stoppa au moment où il allait toucher l’enfant.

Celui-ci fit un bond en arrière.

« C’est pour toi », dit Robie.

Le gamin saisit avec précaution la sucette rouge que lui tendaient les serres de métal poli et commença à enlever le papier.

« Qu’est-ce qu’on dit ? demanda Robie.

–… Merci. »

Après le silence de rigueur, Robie poursuivit : « Et maintenant, que dirais-tu d’un bon verre de Poppy Pop pour faire passer ta sucette ? »

Le gamin leva les yeux, tout en continuant de lécher sa sucette. Les serres de Robie s’agitèrent. « Donne-moi vingt-cinq cents et, en cinq secondes… »

Une petite fille se dégagea de la forêt de jambes.

« Donne-moi une sucette, à moi aussi, Robie », demanda-t-elle.

— Rita ! Viens ici tout de suite ! »

C’était la voix irritée d’une femme au troisième rang, dans la foule.

Robie examina gravement la nouvelle venue. Ses circuits de références n’étaient pas assez précis pour lui permettre de distinguer le sexe des enfants, aussi se contenta-t-il de répéter : « Salut, mon enfant !

— Donne-moi une sucette !

— Rita ! Je vais me fâcher ! »

Sans prêter attention à ces appels – car un bon vendeur n’a qu’une idée en tête et ne gaspille pas ses échantillons – Robie reprit d’un ton enjôleur :

« Je parie que tu lis Les Jeunes Tueurs de l’Espace ? Eh bien, j’ai ici…

— Mais non, je suis une fille. Lui, il a eu une sucette. »

Au mot « fille », Robie s’interrompit. Il se reprit.

« Je parie que tu lis Gigi Jones, l’Effeuilleuse de l’Espace. Justement, j’ai ici le dernier numéro de cette publication sensationnelle, qui n’est pas encore en vente dans les distributeurs automatiques fixes. Donne-moi cinquante cents et, en cinq secondes…

— Laissez-moi passer, je suis sa mère. »

Une jeune femme, au premier rang, se retourna et dit : « Je vais vous la rattraper. » Elle s’avança sur des semelles compensées hautes de quinze centimètres. « Allez-vous-en, les enfants », dit-elle d’une voix de vamp. Croisant les mains derrière la nuque, elle pivota lentement devant Robie pour lui montrer des avantages que mettaient en valeur son boléro et son fuseau de skylon. La petite fille lui lança un regard furieux. La jeune femme s’immobilisa pour que Robie puisse apprécier son profil.

Pour les individus de cet âge, les circuits de référence de Robie lui permettaient de reconnaître les sexes, bien qu’il se produisît parfois des confusions amusantes ou embarrassantes. Il émit un sifflement admiratif. La foule l’acclama.

Quelqu’un dans la foule s’exclama d’un ton aigre :

« Ce serait quand même mieux s’il était bâti comme un vrai robot, c’est-à-dire comme un homme…

— Mais non ! répliqua un voisin. C’est plus raffiné comme ça. »

Personne ne lisait plus les nouvelles qui défilaient toujours en haut de l’immeuble :


LA BANQUISE D’ACCORD POUR LA TRÊVE ? VANADINE LAISSE ENTENDRE QUE LES RUSSES POURRAIENT CÉDER SUR LE PAKISTAN.


Robie, parlant à la fille, disait :

« … Ce nouveau vernis aux nuances absolument sensationnelles, nous l’avons baptisé Sang de Mars. Il est livré avec pulvérisateur et doigtiers protecteurs qui ne laissent apparaître que l’ongle. Donnez-moi cinq dollars (les billets non froissés peuvent être introduits dans les rouleaux que vous voyez sous mon bras) et en cinq secondes…

— Non, merci, Robie, fit la jeune femme, en bâillant.

— Rappelez-vous, insista Robie. Pendant trois semaines encore, Sang de Mars, le vernis de la séduction, ne sera proposé par aucun autre vendeur, robot ou humain.

— Non, merci. »

Robie scruta la foule et commença : « Y a-t-il parmi vous un homme qui voudrait… »

A ce moment, une femme s’ouvrit un passage jusqu’au premier rang, en jouant des coudes.

« Je t’ai dit de revenir ! cria-t-elle à la petite fille.

— Mais je n’ai pas eu de sucette ! » Elle se mit à pleurer : « Robie n’est pas gentil ! »

Pendant ce temps, la jeune femme au boléro avait elle aussi scruté les hommes qui l’entouraient. Estimant qu’il n’y avait pas cinquante chances sur cent que l’un d’entre eux accepte la proposition que Robie paraissait sur le point de faire, elle profita de l’incident pour se perdre gracieusement dans la foule. Une fois de plus, la voie était libre devant Robie.

Il resta cependant immobile pour récapituler rapidement les propriétés magiques de Sang de Mars, sans oublier une description dithyrambique des levers de soleil martiens.

Mais personne ne se porta acheteur. Ce n’était pas encore le moment. Les pièces d’argent ne tarderaient pas à tinter et les billets à glisser dans ses rouleaux. Cinq cents personnes se battraient pour avoir le privilège de se faire prendre leur argent par le premier robot-vendeur mobile d’Amérique.

Mais il y avait encore certains tours que Robie devait effectuer gratuitement. Ils attendaient tous ça avant de mettre la main à la poche.

Robie s’approcha donc du bord du trottoir. Ses antennes inférieures perçurent immédiatement la différence de niveau. Il s’arrêta. Sa tête se mit à pivoter. La foule l’observait dans un silence attentif. C’était le meilleur tour de son numéro.

La tourelle s’immobilisa. Les antennes avaient repéré le signal lumineux. Il était vert. Robie s’avança. Mais le signal passa au rouge. Robie s’arrêta de nouveau, toujours sur le trottoir. Ce fut du délire.

Quelle journée ! Que la vie était belle ! Et il était sensationnel, ce Robie. Qu’on était bien, à respirer cette atmosphère climatisée, entre les lignes verticales des gratte-ciel aux fenêtres scintillantes, et sous un ciel si bleu qu’il en paraissait noir.

Mais là-haut, tout là-haut, caché aux yeux de la foule, le ciel était plus sombre encore. Il était violet foncé et piqueté d’étoiles. Et dans ce ciel, un engin pareil à un bourgeon vert aux reflets argentés fonçait vers la Terre, à une vitesse supérieure à cinq kilomètres/seconde. Cette couleur vert-argent était une peinture récemment découverte, à l’épreuve de la détection par radar.

Robie disait :

« En attendant que le feu passe au vert, les jeunes ont le temps d’avaler un bon verre de Poppy Pop. Et les adultes – attention ! il faut mesurer au moins un mètre cinquante – peuvent déguster un Poppy Pop Fizz bien tassé. Les enfants, donnez-moi vingt-cinq cents, les adultes un dollar de plus. J’ai une licence spéciale pour les boissons alcoolisées. En cinq secondes… »

C’était deux secondes de trop. Car trois secondes plus tard, au-dessus de Manhattan, le bourgeon vert-argenté s’épanouissait en une énorme fleur globulaire de couleur orange. Les gratte-ciel se mirent à étinceler. Ils finirent par prendre l’éclat du magma solaire. Les fenêtres dardaient de blanches fleurs de feu.

La foule qui entourait Robie s’épanouit elle aussi en pétales de flammes. Vêtements et chevelures devinrent autant de torches.

La fleur de feu se mit à grossir démesurément au bout de sa tige. Ce fut l’explosion. Etage après étage, les fenêtres scintillantes volèrent en éclats ; il ne resta plus que des trous noirs. Les murs se fendirent, se tordirent. La poussière tombait en flocons des corniches. Les torches humaines s’affalèrent soudain sur les trottoirs. Robie fut projeté à trois mètres. Sa jupe de métal se gondola, puis reprit sa forme.

L’explosion passée, la fleur orangée, devenue immense, s’évanouit dans le ciel au sommet de son énorme tige. Les ténèbres descendirent ; le calme régna. Il y eut quelques chutes de gravats. Quelques fragments rebondirent sur la jupe de métal.

Robie fit quelques mouvements incertains, comme pour s’assurer qu’il n’avait rien de brisé. Il cherchait le signal lumineux, mais il n’y en avait plus, ni de rouge ni de vert.

Lentement, il scruta les alentours. Les circuits de référence ne détectaient rien nulle part. Pourtant, chaque fois qu’il essayait de se déplacer, ses antennes inférieures lui signalaient des obstacles de faible hauteur. C’était très étrange.

Le silence n’était plus troublé que par des gémissements et des craquements. Les bruits étaient très faibles, à peu près comme si des animaux détalaient dans le lointain.

Un homme tout brûlé, dont les vêtements fumaient encore, se releva sur le trottoir. Robie le scruta.

« Bonjour, monsieur, dit Robie. Voudriez-vous une cigarette ? Une cigarette vraiment rafraîchissante ? J’ai ici une marque qui n’est pas encore sur le marché… »

Mais l’homme s’enfuit en hurlant. Robie ne courait jamais derrière les clients mais il pouvait les suivre en roulant à bonne allure. Il s’avança le long du trottoir en se tenant soigneusement à distance des obstacles dont certains remuaient encore, le forçant à des détours. Il parvint bientôt près d’une bouche d’incendie. Il la scruta. Sa vision électronique, qui fonctionnait encore, n’en avait pas moins été troublée par l’explosion.

« Salut, mon enfant », dit Robie. Après un long silence, il reprit : « Alors, tu n’as plus de langue ? J’ai un petit cadeau pour toi. Une bonne sucette. Allons, prends-la. C’est pour toi, n’aie pas peur. »

Son attention fut attirée par d’autres clients qui commençaient à se lever étrangement à droite et à gauche ; des formes tordues qui ne s’adaptaient pas à ses circuits de référence et qui ne permettaient pas une observation convenable. L’une d’elles cria : « De l’eau », mais aucune pièce ne tinta dans la serre de Robie lorsqu’il eut suggéré : « Et si vous preniez un bon Poppy Pop bien rafraîchissant ? »

Le crépitement des flammes s’était amplifié. Les fenêtres aveugles se remirent à clignoter sous l’effet des flammes.

Une petite fille s’avançait, sautant adroitement par-dessus les bras et les jambes qu’elle ne regardait pas. Sa robe blanche et les corps plus grands qui l’entouraient l’avaient protégée contre la lueur intense de l’explosion. Elle avait le regard fixé sur Robie. Elle manifestait la même confiance autoritaire que tout à l’heure, mais le bonheur n’illuminait plus son visage.

« Aide-moi, Robie, dit-elle. Je veux ma maman.

— Salut, mon enfant. Que désires-tu ? Un illustré ? Des bonbons ?

— Où est maman ? Amène-moi près d’elle.

— Tu veux que je te gonfle un ballon ? »

La petite fille se mit à pleurer. Les sanglots déclenchèrent un des circuits inédits de Robie : un de ses meilleurs atouts publicitaires.

« Il y a quelque chose qui ne va pas ? demanda-t-il. Tu as des ennuis ? Tu es perdue ?

— Oui, conduis-moi à ma maman.

— Ne bouge pas d’ici, dit Robie d’une voix rassurante, et n’aie pas peur, je vais appeler un agent. »

Il émit deux coups de sifflet stridents.

Le temps passa. Robie siffla de nouveau. Les fenêtres vomissaient des flammes avec un bruit grondant. La petite fille le supplia : « Emmène-moi, Robie. » Et elle sauta sur un petit marchepied ménagé dans la jupe de métal.

« Donne-moi dix cents », dit Robie.

La petite fille fouilla dans une de ses poches et lui mit une pièce dans la serre.

« Tu pèses exactement vingt-deux kilos et cinq cents grammes, déclara Robie.

— Avez-vous vu ma fille ? se lamentait une femme. Moi, je me suis précipitée à l’intérieur, mais elle est restée là à regarder. Ah ! Rita, enfin te voilà !

— C’est Robie qui m’a aidée, balbutia l’enfant. Il savait que j’étais perdue. Il a même appelé la police, mais personne n’est venu. Et il m’a pesée. N’est-ce pas, Robie ? »

Mais Robie était déjà parti vendre du Poppy Pop à une équipe de secours qui venait de déboucher au coin de la rue. Les hommes revêtus de combinaisons en amiante ressemblaient davantage à des robots que lui-même sous sa peau de métal.

Traduit par Didier Coupaye.

A hard day for sales.

© Quinn Publishing Corporation, 1954.

© Librairie Générale Française, 1974 pour la traduction.